Par Marie-Hélène Dumaître
Une œuvre reconnue
Le Passeur de Lois Lowry, paru en 1993 aux États-Unis, est généralement présenté comme la première dystopie à destination des adolescents (Lirado). D’emblée ce roman, récompensé par la médaille Newbery, considérée comme la plus haute distinction pour la littérature jeunesse aux États-Unis, a rencontré le succès public. L’École des loisirs l’a traduit dès 1994 dans la collection Medium ; depuis lors les réimpressions se succèdent, notamment en Medium poche, la dernière datant de juin 2016. La qualité de son écriture et de son propos l’a élevé au rang de classique de la littérature jeunesse : lu et étudié en classe dans les pays anglo-saxons, il fait aussi partie, en France, des œuvres sélectionnées par le ministère de l’Éducation nationale.
Une dystopie originale
Malgré l’épigraphe du roman, « Pour tous les enfants, à qui nous confions l’avenir », on a pu douter que son message touche le jeune public. Il s’agit en effet d’une dystopie originale comparativement aux séries ultérieures prisées des adolescents, comme Hunger Games ou Divergente. Roman relativement bref, il peut se lire indépendamment de la tétralogie à laquelle il appartient (L’Élue, 2001 ; Messager, 2005 ; Le Fils, 2014), puisque celle-ci ne forme pas une suite. Lois Lowry n’y joue pas des ressorts habituels du genre : ni de la séduction de l’aventure ou de l’exotisme, ni de la fascination qu’exerce la rébellion contre une cruauté sociale excessive.
En effet, l’auteur privilégie la description pour nous présenter le monde dans lequel vit Jonas, le héros. De surcroît, celui-ci peut paraître banal : réduit aux dimensions d’une petite ville, on le comparerait volontiers à une miniature naïve où chacun vaque paisiblement à ses occupations. La « communauté » ‒ c’est son nom ‒ est une petite société dans laquelle chaque individu est intégré par tout un réseau de liens qui nous sont familiers : famille, école, classe d’âge, travail… Rien ne nous étonnerait, si ce n’est que dans ce monde-là tout le monde jouit d’un bonheur égal. Les raisons de souffrir, physiquement ou moralement, ont disparu ; là n’existent ni faim, ni maladie, ni solitude, ni conflit. Les bons procédés de chacun envers tous et de tous envers chacun ‒ bienveillance, politesse, discrétion… ‒ assurent la cohésion et l’harmonie du groupe.
Un roman d’initiation
Mais il ne s’agit pas pour autant d’un roman statique. L’auteur nous fait découvrir les règles inflexibles de ce monde en suivant le destin de son héros tout au long de l’année de ses douze ans, étape cruciale dans son initiation à la vie adulte. C’est à cet âge que lui est révélée la fonction éminente que les sages lui ont attribuée au service de sa communauté : se préparer à l’assumer va susciter en lui de profonds bouleversements moraux et intellectuels. Jonas en vient peu à peu à s’interroger sur les effets bénéfiques des lois de sa communauté, et surtout sur leur origine et leur bien-fondé. De cette lucidité nouvelle découle alors l’action qu’il entreprend, déviant de la voie qui lui a été tracée. Le mûrissement intérieur du personnage introduit donc une tension dramatique qui anime le récit.
En outre, le lecteur, convié à épouser le point de vue de Jonas, parcourt lui aussi le même chemin vers le discernement. Mais l’auteur, faisant de la désillusion un instrument de réflexion, se montre pédagogue sans didactisme aucun. Il s’agit moins de dénoncer le caractère totalitaire de ce monde que de conduire le jeune lecteur à comprendre quels sacrifices il implique et quelles raisons expliquent que les hommes pourraient les accepter. Dans ce roman, l’initiation vaut donc pour le lecteur autant que pour le héros.
Tout le programme de 5e en un seul livre !
Ce roman peut être proposé dès la 6e à de bons lecteurs, mais on en tirera sans doute davantage profit en 5e. On l’étudiera en classe ou on le donnera en lecture autonome à tout moment de l’année, tant il s’accorde à merveille avec chacun des chapitres du programme.
Le personnage principal, Jonas, tout jeune qu’il est, tout réfléchi et pondéré qu’il se montre, manifeste certains traits héroïques. Il est doté d’un pouvoir particulier qui le distingue des autres membres de sa communauté, enfants et adultes, et l’en isole. Comme dans les histoires de « super-héros », la découverte qu’il en fait l’inquiète d’abord. Ce pouvoir enrichit sa vie mais confère à son détenteur une responsabilité exorbitante : de lui dépend le destin collectif. Son initiation consiste donc à maîtriser ce pouvoir, mais aussi à en assumer la charge morale. Qu’est-il juste de faire ? Doit-il user de son pouvoir pour permettre à la communauté de persévérer dans un bonheur factice, ou pour la délivrer de son ignorance ?
Le roman offre aussi l’opportunité de parler d’aventure : pourquoi aller vers l’inconnu ? Pourquoi le désirer, mais d’abord, pourquoi l’accepter ? Ce n’est pas seulement le choix final fait par le héros qui offre matière à réflexion sur ce thème mais l’ensemble du récit. Jonas naît dans une société qui refuse l’inconnu parce qu’elle redoute le risque potentiel que recèle la nouveauté. Pour éliminer tout imprévu et assurer une stabilité pérenne, elle a maîtrisé la nature. Dans tous les sens du terme ! Dans le monde de Jonas, la terre, la végétation, le corps humain, la reproduction, la vie et la mort, les unions, les sentiments et les pensées, la langue même, tout est soumis à des règles rationnelles, tout est devenu artificiel, rien n’a été laissé au hasard. Lois Lowry imagine ainsi un univers nouveau qui, sous les apparences de l’abondance et du bien-être, se révèle appauvri par de multiples soustractions : en supprimant la douleur on a supprimé les plaisirs, l’absence de conflits a pour revers celle des sentiments intenses et authentiques, et sans risque, pas de liberté non plus…
Que deviennent alors les liens familiaux, amicaux et sociaux ? L’harmonie générale ne s’obtient finalement qu’au prix d’un dressage constant d’autant plus efficace que chacun y participe avec la plus grande bienveillance et animé des meilleures intentions. Le roman montre comment au sein de la famille, de l’école, entre amis, s’élabore dans la douceur une discipline qui réprime et désamorce toute spontanéité.
Enfin, ce roman se situe exactement au niveau d’un enfant de douze ans : il évoque avec finesse toutes les expériences de cet âge. Sentiments mêlés vis-à-vis de l’enfance dont on est en train de se dégager – entre la fierté de grandir et la nostalgie de l’insouciance ; vis-à-vis de ses parents, dont on cerne mieux le caractère, et dont peu à peu on se détache ; vis-à-vis de ses amis d’enfance, parce que nos chemins respectifs commencent à diverger ; excitation et inquiétude vis-à-vis de l’avenir ; développement de la compréhension du monde… Jonas, qui a le souci constant de mieux analyser ce qu’il ressent et de trouver le mot juste pour nommer ses émotions, offre aussi au professeur de français l’occasion d’un intéressant travail sur le vocabulaire des sentiments !
En classe de 3e : une initiation aux grands romans dystopiques du XXe siècle…
Ce roman peut aussi intéresser des adolescents un peu plus âgés, notamment dans le cadre du chapitre « Progrès et rêves scientifiques ». Il peut même constituer une propédeutique à la lecture des grandes dystopies « classiques » d’Orwell, de Huxley ou de Bradbury, ou encore celles écrites dans les années 1970 par Ira Levin, ou Silverberg (Les Monades urbaines).
Le Passeur correspond à la problématique du groupement de textes : « Quand la science supprime le mal, le monde est-il meilleur ? ». On le rapprochera en particulier d’Un bonheur insoutenable de Ira Levin, pour la douceur apparente de l’utopie proposée. On retrouve dans la communauté de Jonas des traits majeurs empruntés à d’autres romans : l’artificialité complète de la vie et de la mort, de la reproduction, l’euphémisation généralisée, l’encadrement permanent, la surveillance… Précisons que Lois Lowry a su donner une cohérence remarquable et personnelle à l’ensemble : le lecteur averti perçoit les références mais n’a jamais l’impression d’un « patchwork ».
Un exemple de cette appropriation : le roman offre une réflexion sur ce qu’est devenu le langage dans la communauté de Jonas, que l’on peut confronter avec celle que propose Orwell dans 1984. Rappelons que chez Orwell, l’entreprise d’appauvrissement du langage est délibérée et systématique, éliminant toute nuance et toute précision, dans le but d’empêcher la pensée et par conséquent la contestation. Dans le roman de Lois Lowry, le processus obéit à une logique plus insidieuse. Dans la communauté de Jonas, la précision de la langue y est une vertu cultivée à tout instant, dans la famille, à l’école, dans la vie publique, parce qu’elle permet d’éviter les malentendus, les exagérations, le laisser-aller. Elle apparaît d’abord au lecteur comme une exigence louable de clairvoyance intellectuelle, de modération et de politesse, d’autant plus que le jeune héros s’y applique avec intelligence. Mais l’auteur, dans un deuxième temps, nous fait comprendre combien cette exigence est dénaturée par le but qui lui est assigné : l’objectif en effet est d’éliminer tout conflit, d’éviter le moindre trouble dans les relations sociales. Ce langage prétendument précis n’est donc qu’une « novlangue » contrôlée, normée, figée dans des expressions rituelles : les termes chargés d’affects sont proscrits parce qu’ils véhiculent des émotions susceptibles de perturber l’équilibre individuel et social, et surtout, ils sont tombés en désuétude puisqu’ils nomment des émotions que les gens ne sont plus capables d’éprouver. Au même titre que toutes les lois et règlements que chacun doit respecter, la « précision du langage » relève ainsi du contrôle social permanent, et, loin de favoriser l’approfondissement de la pensée, la connaissance du monde et de soi-même, la richesse des relations humaines, l’élaboration de la signification, falsifie ces fonctions essentielles du langage humain.
… et une réflexion sur la liberté individuelle et politique
La lecture du Passeur peut aussi s’intégrer dans le chapitre « Agir dans la cité : individu et pouvoir ». La question que ce roman permet d’aborder est principalement celle de la liberté. Dans le monde de Jonas, toute liberté est supprimée : on ne choisit par exemple ni son conjoint, ni ses enfants, ni son travail, encore moins ses dirigeants. Il n’y en a d’ailleurs pas vraiment : les « sages » sont bien plutôt des administrateurs chargés de veiller à la bonne application des lois constitutionnelles établies depuis un temps immémorial. Mais chacun s’en satisfait : car la liberté est risquée – on peut se tromper et provoquer des maux –, et même pénible – il faut prendre une décision qui engage la responsabilité… D’ailleurs, si elle a été supprimée, c’est au prétexte de choix erronés qui, par le passé, ont conduit à des catastrophes. Chacun préfère donc que tous restent maintenus dans un état de minorité. Que répondre à un tel raisonnement ? Faut-il préserver la liberté individuelle et politique quand bien même elle est susceptible d’erreurs, voire même de choix détestables ? Ou doit-on l’amoindrir, la supprimer, pour faire prévaloir ce qui est bénéfique ? Le roman analyse ainsi d’une façon accessible aux adolescents les mécanismes pouvant conduire à l’aliénation volontaire de la liberté, et propose avec Jonas l’exemple d’une conscience s’efforçant d’assumer la responsabilité, et les risques qu’entraîne la liberté retrouvée.
Nous espérons avoir convaincu de la pertinence de cette œuvre par rapport au programme des classes de collège. En tout cas cette présentation n’en a pas épuisé la richesse ! Un aperçu pour finir de quelques autres thèmes qu’aborde le roman : la transmission du savoir, le rôle de la mémoire et de l’histoire, l’identité – unicité de chacun ou identité de tous…