Les sondages de début de séquence le disent : la poésie, pour les élèves, se réduit à la pratique scolaire de la récitation, à des considérations formelles (la rime, le vers, l’alexandrin), parfois à un genre, l’élégie, et à quelques auteurs, La Fontaine, Rimbaud, Hugo. Ce constat n’est en rien choquant, ni même surprenant. Nous aurions dit la même chose à onze ou quatorze ans. Nos parents, nos grands-parents aussi. Il est réjouissant que l’école de la République fonde une culture commune. Toutefois, les programmes nous permettent de considérer autrement la poésie. En classe de troisième, elle doit offrir et permettre une « vision poétique du monde ».
Par Fabrice Sanchez
« Une seule minute d’attention à une chose, et le monde s’arrête de tourner. Une minute d’attention aux choses, elles deviennent fantastiques et incompréhensibles […] Regardez cinq minutes une oreille, un chef de gare, un morceau de bois, une écrevisse, et vous deviendrez rapidement fous. Il n’est rien de tel que d’isoler un grain de caviar, un petit pois ou un œuf de poule et de ne plus s’occuper que de lui pour ne plus croire à son existence. »
Alexandre Vialatte.[1]
Afin de lier poésie et vision, « langage », « forme » et « signification » comme nous y invitent les programmes, une séquence peut s’ouvrir sur la lecture conjointe du poème « Le pain » de Ponge et d’un article de dictionnaire. Une question telle que « Quels points communs et quelles différences y a-t-il entre ces deux textes ? » permet de lancer la lecture analytique.
L’analyse de quelques métaphores, du lexique de la géographie, de la vision géologique, végétale et finalement cosmique du pain montre que la poésie (mot qui apparaît très rapidement lors de la lecture analytique) ne se réduit pas à des questions de métrique ou à l’épanchement lyrique[2]. Elle montre sous un nouveau jour ce que nous n’envisageons que comme « objet […] de consommation ». Un simple quignon convoque la création du monde dans le « four stellaire » et sa destruction : la « consommation » finale.
Il serait même possible de commencer la séquence en se promenant dans les rangées et en montrant aux élèves un gros pain que l’on aurait tranché et qui présenterait sa croûte comme sa mie. Les élèves pourraient alors le décrire en disant à la fois ce qu’ils voient et ce qu’ils imaginent : météore, chantier, paysage désolé, alvéoles, sucre, satin. Ils partageraient ensuite leurs textes et, dans un deuxième temps, les compareraient au poème de Ponge. Ils y liraient de semblables exagérations, le travail de l’imagination, une forme de délire parfois. En somme, leurs textes, comme celui du Ponge, envisageraient différemment, avec plus d’acuité mais aussi de naïveté et de fantaisie le plus banal de nos objets. La problématique de la séquence serait alors trouvée : « Comment la poésie nous permet-elle de voir le monde autrement ? »
L’expérience pourrait être tentée, avec autant de profit, avec les poèmes « La bougie » ou « L’orange ».
Cette problématique permet de lier efficacement les dimensions technique et existentielle de la poésie, ce à quoi invitent les programmes. Une métaphore, un champ lexical étonnant, une antithèse modifient notre perception du monde, le rendent étrange et fascinant.
Une telle séquence n’opposerait nullement des poètes prétendument classiques (Hugo, La Fontaine) à d’autres qui seraient modernes (Ponge, Michaux). Elle envisagerait plutôt sous un autre angle notre passé littéraire. Ce qui vaut pour « Le pain » vaut pareillement pour « Un hémisphère dans une chevelure » de Baudelaire, « Les fourriers d’Été sont venus » de Charles d’Orléans, la troisième ariette oubliée de Verlaine, ou « Le Buffet » de Rimbaud. Elle vaut sans doute pour tout ce que la littérature française compte de poèmes et, plus généralement, d’œuvres.
[1] Cité par Pierre Jourde dans La Littérature sans estomac.
[2] Encore que le pain présente « ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie », « mie » dont la polysémie ne peut échapper à un élève ayant étudié la littérature courtoise en classe de cinquième.