Contrairement à celui de Picasso ou de Van Gogh, il est peu probable que le nom de Pierre Soulages évoque grand chose à une majorité d’élèves de collège, mis à part ceux de la région ruthénoise. Et pourtant, Pierre Soulages, né à Rodez en 1919, est l’un des artistes français actuellement les plus connus en Europe. Figure incontournable de l’art moderne, il est l’auteur d’une œuvre unanimement saluée de par le monde, et qui inspire jusqu’aux jeunes artistes actuels. Pierre Soulages, c’est le dernier grand représentant français de l’abstraction en peinture.
Il s’agirait ici de montrer que l’abstraction radicale présente dans l’œuvre picturale de Soulages n’est en rien un mutisme ni une difficulté pour son étude en classe. Au contraire : un métadiscours abondant, relayé, et d’un abord lumineusement simple (jusqu’à parfois desservir l’œuvre, selon certains), de nombreux récits, interviews et confidences de l’artiste permettent d’envisager de l’œuvre un traitement croisé sur plusieurs objets d’étude au collège, et surtout de construire avec la classe une réflexion sur la création, sur l’artiste, sur le sens et sur l’interprétation.
Des villes au moi
À ses débuts, Pierre Soulages a pratiqué une peinture volontiers figurative (arbres, maisons…) que l’artiste a lui-même rapprochée de la peinture de Van Gogh. La découverte de l’abstraction dans sa pratique artistique s’est faite selon lui de façon relativement empirique. Soulages explique avoir, comme Monsieur Jourdain, pratiqué au début l’abstraction sans le savoir :
Comme Monsieur Jourdain de la prose moi, sans le savoir, j’avais fait de la peinture abstraite avec mes arbres. Ce qui m’intéressait c’était l’écriture des branches dans l’espace, la manière dont le ciel devenait plus clair entre les branches noires. Si vous voulez, ce n’était pas des représentations, des « portraits » d’un arbre que je faisais. En fait, je le regardais comme on regarde une sculpture abstraite, un jeu de formes enchaînées et mises en relations, etc.
À partir de janvier 1979, Soulages devient le peintre du noir. L’anecdote qu’il raconte pour expliquer l’origine de cette révolution créative est parfaitement connue : travaillant sur une toile, il y multiplie les couches de peinture noire, sans obtenir de résultat. Il se décourage donc et quitte l’atelier. Deux heures plus tard, il revient pour constater : « Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus. » Pierre Soulages constate que la peinture noire est en fait ce qui capte et met en valeur la lumière. Il invente dès lors pour ses tableaux le terme « outrenoirs » : il s’agit de toiles offrant au regard une surface énigmatique, lustrée, à la fois obscure et brillante… sur laquelle le grattoir, le pinceau, la spatule impriment parfois des motifs réguliers. Il n’est guère difficile d’y promener son imagination pour y distinguer immeubles noirs, grandes tours, étranges échelles et escaliers polis qui évoqueraient des villes un peu déshumanisées à la fois formelles et impersonnelles (« La ville, lieu de tous les possibles », programme de quatrième).
Mais l’intérêt de cette œuvre n’est évidemment pas seulement à rechercher dans ce qu’elle suggère de figuration. On trouve beaucoup d’anecdotes comme celle qui vient d’être évoquée, dans les différents souvenirs et interviews de Soulages. Ce qui intéresse ici, c’est combien la démarche créatrice d’un peintre abstrait est sous-tendue par un récit d’une cohérence sans faille. Après 1979, année de la rupture fondamentale dans l’œuvre de Soulages, le peintre offre un récit ancré dans ses souvenirs les plus anciens :
[C’était dans les] années 40, à l’époque où j’avais dix ans, peut-être huit. Je traçais à l’encre des traits noirs sur du papier blanc. Une amie de ma sœur, plus âgée que moi de quinze ans, me voyant appliqué à cette besogne m’a gentiment demandé ce que je faisais. Pris de court, je lui ai répondu : un paysage de neige ! Je revois encore son visage horrifié. Ce n’était pas de ma part de la provocation mais, plus simplement, de la naïveté. Je ne voulais ni me singulariser, ni paraître original. Ce que je faisais effectivement c’était un paysage de neige […] ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi éblouissant que la neige grâce à mes traits noirs. Et, malgré ce noir d’encre ou plutôt grâce à ce noir, ce dessin était vraiment pour moi un paysage de neige.
L’anecdote confirme que l’enfant de dix ans savait déjà ce que l’adulte ne découvre qu’à soixante : le noir n’a de sens et n’existe que dans le rapport qu’il entretient avec la lumière. Inscrire dans des souvenirs biographiques de l’enfance la cohérence d’une carrière de peintre, c’est exactement répondre aux enjeux de construction et d’unification du moi par l’autobiographie. L’œuvre de Soulages, mais aussi ses récits, feraient ainsi un prolongement intéressant à l’objet d’étude (« Se raconter, se représenter », en troisième).
Saisir la beauté dans l’ombre
« Mais c’est de la couleur, le noir ! C’est une couleur ! Une couleur très violente ! Je ne parviens pas à comprendre cette distinction absurde entre, d’une part, le noir et le blanc et, de l’autre, la couleur… »
L’art de Soulages fascine sans difficulté parce qu’il est une volonté de capter la lumière par ce qui, paradoxalement, la contredit. Les dialogues entre le noir et le blanc ou entre l’ombre et la lumière sont permanents dans l’œuvre du peintre. La lumière est sublimée, orientée, sa circulation organisée, dans la réalisation des nouveaux vitraux de l’abbatiale de Conques. Il s’agit parfois au contraire de montrer la beauté de la noirceur. Cette ambition double, on la rapprocherait volontiers d’un Baudelaire, tour à tour mystique ou dévoré de spleen. Parce qu’ils interrogent la place respective des valeurs communément admises (les couleurs n’en sont qu’un symbole) et le regard porté par l’artiste sur ces valeurs, les outrenoirs de Soulages illustrent ainsi à leur manière la question (« Individu et société, la confrontation de valeurs ? » en quatrième).
Pourquoi le noir est-il selon Soulages la couleur la plus intense ? Sans doute parce que c’est elle qui dit de la façon la plus radicale l’incarnation picturale du geste, cette intervention humaine qui annule la blancheur du papier et la fait rayonner en même temps. Paradoxe de l’île déserte que décrivait Gilles Deleuze : l’homme, sitôt qu’il s’aventure au sein d’une île déserte… la découvre et la détruit en même temps. Ici, l’œuvre de Soulages peut être mise en relation avec l’idée d’une prise de conscience progressive de la nature comme lieu esthétique, à partir du préromantisme et au cours du XIXe siècle. Celle-ci survient précisément au moment où l’homme entame à la même époque un processus d’industrialisation qui va conduire à sa destruction. Soulages, comme certains artistes du land art, répond donc aussi à la question (« L’être humain est-il maître de la nature ? », programme de cinquième), même si chez lui, cette question prend le visage de l’abstraction. Ce n’est sans doute pas un hasard si la couleur du blanc et du noir, dans l’anecdote citée précédemment, est associée à la pureté de la neige. La trace matérialisée du noir sur le papier de l’artiste fonctionne à la fois comme une création et une mise à mort de la beauté.
Le monde et la page
On pourra enfin questionner dans l’œuvre de Soulages le rapport entre l’artiste et la société (« Agir dans la société, individu et pouvoir », programme de troisième). C’est un reproche souvent fait à Soulages que de dire que la radicalité de son noir est démentie par la rapidité de son entrée dans le champ de l’art officiel et des commandes publiques. Son tableau (accroché à Beaubourg), acheté en 1969 et intitulé (comme la plupart de ses toiles) d’une seule date « 14 mai 1968 », a fait couler de l’encre : rien n’y laisse transparaître les événements politiques en cours. Repli de l’artiste dans son autonomie sacrée ? Au contraire, étrangement prémonitoire apparaît l’affiche réalisée pour les Jeux olympiques de Munich de 1972, qui illustre la devise « altius, citius, fortius ». Trois grands traits noirs verticaux qui prennent, après les événements tragiques qui ensanglantent ces jeux d’été, l’aspect de grands monolithes funéraires.
Œuvre radicale, oui, mais l’œuvre de Soulages est aussi en dialogue permanent avec le monde. Il semble important de montrer aux élèves que l’art contemporain, souvent considéré comme complexe, leur est en fait largement accessible. Surtout, Soulages permet d’envisager l’autonomie de la forme, d’interroger le rapport des formes entre elles, la façon dont les formes se complètent, dont le noir questionne le blanc, dont ses compositions s’équilibrent. Plus que le peintre du noir et de la lumière, Soulages est le peintre de l’intervalle, de la résonance entre deux termes. Cette notion est précisément fondamentale pour des élèves dans la mesure où son œuvre apprend à ne pas considérer que la peinture « montre » ou « représente » quelque chose, mais qu’elle ne fait parfois que désigner, ou que l’essentiel n’est pas, selon le terme de Soulages, dans ce qu’elle « représente », mais dans ce qu’elle « présente » : il n’est pas exclu que lire soit aussi faire l’apprentissage de cet intervalle, qui tisse entre les mots un rapport de sens, et entre les idées un rapport d’interprétation, dessiner cette neige immaculée normalement invisible, et dont seul le trait noir sur le papier suffit à capter la beauté.