De nombreux films, plus ou moins récents, parlent d’exploration spatiale et de découvertes de nouveaux mondes. Qu’il s’agisse des classes de cinquième (« Le voyage et l’aventure, pourquoi aller vers l’inconnu ? » ; « L’homme est-il maître de la nature ? »), ou de troisième (« Progrès et rêves scientifiques »), ces films peuvent faire l’objet d’une étude qui, sans négliger d’en montrer les aspects futuristes, pourrait aussi s’attacher à montrer combien l’imaginaire et la structure qu’ils mettent en place sont anciens. Films futuristes spatiaux, ou bien survival movies, ces genres très en vogue partagent de nombreux points communs avec ce qu’il est convenu de considérer (sans doute à tort) comme le roman de jeunesse par excellence : Robinson Crusoé. Cet article aimerait tracer quelques pistes d’études croisées qui permettraient ainsi de relier le roman d’aventures de Daniel Defoe et trois films pris comme exemples : l’évidente robinsonnade cinématographique plus si récente que constitue Seul au monde (Robert Zemeckis, 2000), le film Seul sur Mars (Ridley Scott, 2015), et le récent Passengers (Morten Tyldum, 2016).
On pourra essayer de mettre ici en évidence, en partant de films connus des élèves, d’une part la dimension mythique du récit Robinson Crusoé, la persistance de séquences ou de schémas structurels dans ces récits romanesques ou filmiques assimilables dès lors à des robinsonnades, enfin la permanence d’enjeux idéologiques ou métaphysiques, même si ceux-ci se déplacent selon la frontière entre monde connu et monde inconnu.
L’homme à la conquête du monde, l’homme maître de la nature ?
De quoi parle Robinson Crusoé ? Rappelons qu’il s’agit d’un des principaux mythes de la modernité : le roman met en scène un individu confronté, seul, à une nature vierge et potentiellement hostile et pose la question de sa survie, de sa déchéance, ou de sa capacité à progresser. Après un bref moment d’abattement, Robinson se met au travail selon un schéma que l’on connaît : il fabrique ses outils, ses vêtements, son habitation, commence à cultiver, puis à stocker ses réserves, instaure des lois, se proclame gouverneur, finalement, reconstitue tout un univers social. Le mythe, profondément optimiste, consiste ici à considérer Robinson Crusoé comme le dépositaire de tout le savoir et de la technique des hommes de son temps, qui lui permet de reconstituer la civilisation à partir de rien. Le mythe, propre aux grandes découvertes, aux débuts de la colonisation européenne, peut-être paraphrasé ainsi : placez un homme blanc dans une île déserte, vous obtiendrez en quelques années une petite colonie.
Dans Seul sur Mars, Mark Watney est aussi victime d’une sorte de naufrage : l’équipage de la fusée qui devait le ramener sur terre a décollé sans lui, le croyant mort. Le voilà donc seul sur une planète déserte et hostile, en danger de mort imminente, obligé de survivre pendant quatre ans. Le schéma suivi par Watney est exactement le même que celui de Robinson : il commence par assurer sa survie en plantant des pommes de terre, organise son habitation, découvre les environs grâce à son Rover et cherche à établir des communications avec la Terre. La façon dont Watney bricole ses technologies sophistiquées n’est que l’évolution de la fabrication par Robinson d’une pelle ou d’un parasol. Surtout, Watney tient un journal vidéo qui lui permet de conserver le moral et d’enregistrer ses progrès, chose que faisait aussi Robinson : l’insularité oblige l’œuvre à se représenter elle-même. Arrivé presque au terme de son aventure, Watney évoque sur le mode de la plaisanterie ce qui constitue en réalité le sens profond du film, lorsqu’il dit qu’en tant que premier colon de Mars, la planète tout entière lui appartient. Il n’est guère besoin de souligner le parallèle qui s’établit dès lors entre Robinson Crusoé et Watney, qui a trouvé le moyen de produire de l’eau sur Mars, de faire pousser des pommes de terre sous des serres martiennes et d’y survivre. À l’heure des projets Mars One, à celle où la NASA prévoit effectivement d’envoyer des vols habités sur Mars d’ici quelques décennies, Seul sur Mars réactive une mythologie colonisatrice dont Watney est le modeste précurseur. Elle s’ancre également dans l’idéologie puritaine et religieuse qui gouverne la narration de Robinson Crusoé : il existe en tout individu laborieux et courageux de quoi reproduire la civilisation entière, la nature a besoin d’être mise en valeur par l’action humaine pour donner le meilleur d’elle-même et lui permettre de survivre.
La métaphysique tragique de la robinsonnade
L’expérience de l’enfermement, sur une île, sur une planète, est forcément une épreuve, car elle est expérience de solitude absolue. Elle constitue chez Robinson Crusoé une expérience de pénitence puisque, rappelons-le, dans le Robinson Crusoé de Defoe, l’enfermement insulaire n’est qu’une allégorie inspirée de la littérature puritaine : Robinson doit demeurer en son île parce qu’il n’a pas honoré Dieu. Il faut pour Robinson endurer avec patience cette réclusion, en trouver le sens, de façon à rendre grâce à la miséricorde divine. Une fois libéré de l’île, Robinson reçoit d’ailleurs une récompense inattendue puisque sa plantation brésilienne a prospéré. Le temps de pénitence n’est pas perdu pour l’argent : capitalisme et puritanisme vont de pair. Si la vision des rapports de l’homme et de la nature reste souvent marquée par la pensée chrétienne dans les robinsonnades cinématographiques via la figure du colon, la dimension métaphysique voire tragique de la robinsonnade est souvent totalement absente des sequels de Robinson à l’écran.
Watney, seul sur la planète Mars, est trop préoccupé par la mise en œuvre technique de sa survie pour songer à autre chose. Tel n’est pas le cas de Jim Preston, le héros de Passengers, qui se réveille d’une hibernation artificielle à bord d’un vaisseau transportant 5 000 migrants vers une planète à coloniser (évidemment). Ce réveil est malheureusement accidentel, il reste encore 90 années de voyage avant que le reste de l’équipage ne se prépare à se réveiller à son tour. Seul passager à bord d’un vaisseau vide, croisant à travers un océan inconnu, Preston est aussi dans une situation d’insularité même si, non sans ironie, c’est le vaisseau et non plus l’étoile, qui est devenu l’île, une île peuplée de 5 000 compagnons virtuels. L’ironie est que loin d’être déserte, l’île vaisseau est dotée de tout le confort américain : galeries marchandes, salles de basket, pistes de danse interactive, restaurants et spas, le tout parfaitement vide d’utilisateurs. Le paradoxe est ici celui d’un Robinson de l’espace isolé non plus sur un endroit coupé du monde, mais en son sein. Il n’y a pas de distance géographique entre Preston et l’humanité, mais une distance temporelle : il se trouve à 90 ans de toute présence humaine, autant dire l’autre bout de la vie, tragiquement enfermé dans une solitude infinie.
Dans la robinsonnade, le hasard de l’accident, du naufrage, ou du réveil précoce semble exclure de fait toute interprétation : on n’explique pas le hasard. Robinson Crusoé connaît de longues périodes d’abattement et le suicide lui est évidemment formellement interdit. Une terrible maladie qui s’abat sur lui rend, un temps, la mort assez proche. Il guérit (pense-t-il, naïf) grâce à l’usage du tabac, oubliant qu’il a également lu pendant sa convalescence… la Bible. Le suicide n’est plus interdit pour le héros de Seul au monde qui pense se pendre au sommet de son île. Ni pour celui de Passengers, tenté par le grand saut sans filet dans l’infini spatial. Pour Watney, évidemment, la mort est trop menaçante pour lui faire imaginer le suicide.
C’est la métaphysique de la robinsonnade, c’est-à-dire sa dimension tragique et puritaine qui fait la saveur particulière de Robinson Crusoé. Il faut que quelque chose justifie autant de temps perdu, autre que le simple hasard, ou la rupture d’une antenne, ou un court-circuit. Rien ne vient justifier autrement le séjour de Watney dans Mars que l’héroïsme du colon. Ce n’est pas le cas dans Passengers comme on va le voir. Quant à Seul au monde, l’idée à la fois géniale et scandaleuse du scénariste est de faire tenir toute la durée passée sur l’île par Chuck Noland dans deux enjeux extra-insulaires : le remariage de l’épouse du naufragé (lequel ne pèse plus bien lourd dès que le rescapé refait surface) et surtout l’obligation que s’est fixée Chuck de remettre le paquet Fedex échoué sur l’île avec le crash et qu’il n’a jamais ouvert. Dans la scène finale, le héros remet enfin le colis manquant, donnant à Seul au monde des airs de gigantesque clip publicitaire : si Chuck Noland a échoué sur cette île déserte, c’est parce que lui seul a assez de conscience professionnelle pour ne pas ouvrir sur l’île ce paquet (qui aurait pu contenir, au hasard, un couteau suisse). La morale puritaine envers le Créateur a cédé le pas à celle de la fidélité de l’employé modèle envers son entreprise.
Robinson et l’invention d’autrui
La rencontre de l’autre est un des éléments fondateurs dans Robinson Crusoé : celle de Vendredi (jour de la pénitence) est fondamentale, notamment dans la mise en scène que l’on connaît où Vendredi remercie Robinson de l’avoir sauvé en posant le pied de ce dernier sur sa tête. Cette invention d’une altérité est en fait pour Robinson Crusoé celle d’une parfaite complémentarité : l’individu seul se complète de la partie dont il a le plus besoin. Pour le colon puritain qu’est Crusoé, il n’est évidemment pas question d’une femme : la question sexuelle, si remarquablement absente de ce roman, est ce qui lui a valu une si riche postérité dans la littérature enfantine. Le colon n’a besoin que de colonisé et Robinson trouve donc son pendant dans l’invention de Vendredi. Ce dernier est véritablement une figure « inventée » par Robinson, c’est-à-dire que parmi les cannibales, il fait figure d’exception : c’est le cannibale que l’on peut racheter, évangéliser, dominer, coloniser. C’est celui qui justifie la violence meurtrière exercée à l’encontre de tous les autres. C’est celui pour qui Robinson s’érige comme le père, lui apprenant à manger, à parler, à se vêtir, à se tenir en bon chrétien. L’évangélisation de Vendredi, c’est le rachat de Robinson, c’est donc sa libération qui s’annonce.
Dans le film Seul au monde, Chuck Noland remplace Vendredi par un ballon prénommé Wilson avec lequel il entretient une relation d’amitié : post-colonialisme oblige et nouvelle page de publicité… Dans Passengers, cette altérité est illustrée par le barman, qui est en fait un androïde à l’intelligence artificielle, plus tard à l’origine du principal rebondissement du film. Ce barman rappelle en partie le perroquet perché sur l’épaule de Robinson en cela qu’il s’agit d’un premier simulacre d’altérité. Plus tard, Jim Preston, accablé de solitude, ne résiste pas à la tentation de choisir parmi 5 000 colons celui ou celle qui lui tiendra compagnie pendant les 90 ans restants d’un voyage dont ils ne verront pas le bout. Sans surprise, l’objet de son choix est de sexe féminin, elle est blonde, terriblement séduisante et s’appelle Aurora Lane. Il faut également noter qu’elle est romancière : il faut bien que de cette idylle intersidérale qui s’annonce subsiste une trace, exactement de la même façon qu’étaient nécessaires les journaux tenus par Robinson ou par Watney.
Si l’autre était un Indien colonisé et évangélisé chez Defoe, dans Seul au monde, il apparaît comme une nécessité que l’objet transporté dans un paquet Fedex et prénommé Wilson disparaisse pour que Tom Hanks renaisse au monde des hommes : il était temps que Chuck Noland l’employé modèle accaparé par son travail retrouve le contact avec un monde peuplé d’humains. Dans Passengers la colonisation n’est qu’un horizon lointain et inaccessible et le contenu bascule rapidement vers une intrigue sentimentale. Jim et Aurora tombent amoureux, mais cette dernière est évidemment furieuse qu’on ait ainsi interrompu son sommeil artificiel lorsqu’elle apprend que Jim en est responsable. Elle finit toutefois par lui pardonner, comprenant qu’il est futile de refuser un bonheur évident et présent avec un homme idéal (il est vrai que Jim a, entre-temps, sauvé la totalité de l’équipage de l’explosion du vaisseau) au nom d’une vie fantasmée et remplie de possibles illusoires. L’’île-vaisseau de Passengers est donc une sorte d’allégorie de l’unicité du choix amoureux. Île séduisante et enfermante à la fois, il faut noter qu’elle constitue, et c’est rare, une île dans laquelle les personnages se résignent à demeurer pour fabriquer ensemble non plus une civilisation à eux seuls, mais simplement leur propre bonheur.