Des contes sur un plateau – Joël Pommerat, du Petit Chaperon rouge à Cendrillon

Arts et Culture, Littérature au collège - 13 juin 2018 par Cécile Rabot

La trentième Nuit des Molières vient de consacrer par trois fois Joël Pommerat pour ses contes transposés au théâtre. Son Petit Chaperon rouge a reçu le Molière du jeune public. Cendrillon, créée en Belgique en 2011 puis jouée à Paris à l’Odéon et au théâtre (privé) de la Porte Saint-Martin, a été récompensée par le Molière de la création visuelle ainsi que par le Molière du metteur en scène de théâtre privé et de la création visuelle.

Joël Pommerat est sans doute l’un des dramaturges contemporains à la fois les plus féconds, les plus reconnus en même temps que les plus accessibles à un large public. La programmation régulière de ses pièces, les captations vidéo de certaines représentations disponibles en DVD et la publication des textes par les éditions Actes Sud donnent l’occasion de pratiquer des allers-retours entre texte et mise en scène propices à un usage pédagogique. Elles permettent, à travers l’étude de cette œuvre singulière, une plongée dans le théâtre contemporain et, au-delà, une réflexion sur le théâtre, l’écriture, la mise en scène, le croisement des genres ou la transposition.

Outre les questionnements qu’il ouvre, comme tout texte théâtral, sur l’écriture théâtrale et sur le passage de l’oral à l’écrit et de l’écrit à la scène, le théâtre de Pommerat permet spécifiquement d’aborder l’écriture de plateau. Dans cette forme d’écriture théâtrale, la scène précède l’édition d’un texte. Celui-ci est la trace mémorielle de ce qui s’est peu à peu construit au fil des répétitions, à partir des propositions des acteurs. « Le texte, c’est la trace que laisse le spectacle sur du papier (1) », note Pommerat, qui se définit comme « écrivain de spectacle ». L’écriture procède chez lui de la pratique, de ses expérimentations et de ses réajustements ; elle est la fixation d’un travail théâtral toujours mouvant, en l’occurrence mené par Joël Pommerat avec la troupe de la compagnie Louis Brouillard, mais aussi avec les créateurs de musique, d’effets lumière et audiovisuels… qui participent au spectacle (2).

Cendrillon de Joël Pommerat, édité par Actes Sud-Papiers.

L’œuvre de Pommerat permet ainsi de faire réfléchir les élèves au statut du texte de théâtre, à sa production, aux marges de manœuvre qu’il laisse. Plus largement, cette œuvre pousse à s’interroger sur les rôles respectifs du dramaturge, du metteur en scène et des acteurs, rôles toujours à négocier, a fortiori dans un théâtre contemporain où l’auteur non seulement est vivant mais met aussi en scène ses propres textes ou écrit à partir de ses propres mises en scène. Quelle place l’auteur-metteur en scène laisse-t-il ensuite pour d’autres propositions de mise en scène, voire de mise en musique (3) ? À partir de ce cas contemporain, on pourra d’ailleurs revenir sur les textes classiques qui nous paraissent fixés depuis toujours et, par exemple, au statut de chef de troupe de Molière…

Joël Pommerat a écrit trois pièces destinées à la jeunesse (même si elles parlent de fait à chacun) : Le Petit Chaperon rouge (2004), Pinocchio (2008) et Cendrillon (2011). Transpositions de contes classiques composées à partir de créations scéniques, les trois textes ont été publiés chez Actes Sud-Papiers (collection « Heyoka jeunesse ») dans des versions illustrées qui en font ce que Marie Bernanoce appelle des « albums-théâtre (4) ». Ils ont ensuite été réédités au format de poche dans la collection « Babel », sans les illustrations, avec des postfaces de Marie Boudier qui en proposent une analyse.

Ces textes permettent d’aborder le théâtre en partant du conte (ou de revenir au conte à partir du théâtre) et d’interroger les spécificités de chaque genre. Ils mettent également en lumière le travail de réécriture et de transposition dont font l’objet des textes patrimoniaux. Dans la distinction proposée par Marie Bernanoce parmi les réécritures de contes, ces textes sont en effet des « adaptations-recréations » plus que des « adaptations-créations (5) ». Autrement dit, il ne n’agit pas seulement pour l’auteur d’utiliser un matériau bien connu pour divertir, avec la garantie fournie par le capital symbolique d’un classique, mais bien de construire une œuvre propre à partir de la scène.

Les trois pièces de Pommerat conservent d’ailleurs une figure de récitant/conteur qui les rapproche du conte et dont la voix se mêle à celles des personnages. L’« homme qui raconte » du Petit Chaperon rouge, le « présentateur » de Pinocchio et la « narratrice dont on n’entend que la voix » de Cendrillon participent, à la manière du chœur tragique, à un double travail de mise en perspective et de mise à distanc

Prolongements pédagogiques : activité numérique et intertexte

Pour faire saisir le travail d’appropriation d’un texte patrimonial, on pourra proposer une exploration sur Gallica en commençant par les variantes d’édition du conte de Perrault et d’abord du titre, avec l’homonyme « verre/vair ».

On pourra ensuite faire chercher d’autres adaptations ou déclinaisons du même conte et amener les élèves à les comparer.

Pinocchio engage à se (re)plonger dans l’œuvre de Collodi, rééditée par exemple par Actes Sud, et à en explorer la richesse. Un travail de comparaison permettra de mesurer le travail de réappropriation de Pommerat (suppression de scènes, de personnages, réordonnancement des épisodes, etc.). On pourra aussi éclairer la création et l’animation du pantin en faisant découvrir le mythe de Pygmalion et ses prolongements. La métamorphose en âne qui affecte Pinocchio et son camarade dans la pièce de Pommerat pourra être mise en perspective avec d’autres scènes de métamorphoses, d’Homère à Ovide ou Apulée.

Pinocchio de Joël Pommerat, « album-théâtre ».

La familiarité que les jeunes entretiennent avec ces contes, dont les versions abrégées et adaptées ont souvent bercé leur enfance, en facilite l’accès. Mais l’intérêt majeur des textes de Pommerat réside dans leur capacité à toucher chacun dans ce qui le constitue intimement. « Magicien français de la scène » et « grand synthétiseur de nos angoisses et turpitudes », Joël Pommerat joue de ces récits à la portée universelle pour interroger nos peurs et nos zones d’ombre. Et soudain s’éclaire ce qu’on nous avait enseigné des analyses d’Aristote sur la tragédie grecque : la terreur et la pitié qu’elle suscite, la catharsis qu’elle provoque chez le spectateur… Si les scènes des contes théâtralisés de Pommerat nous parlent, c’est moins parce que le récit évoque notre enfance que parce qu’elles font écho à chacune de nos histoires.

Le conte est une matière dans laquelle puise Pommerat, non pas pour la restituer à la manière d’un texte sacré qu’il s’agirait de révérer, mais pour s’en emparer, assez librement, et permettre d’en user comme d’un exutoire, qui peut aussi fonctionner comme un révélateur. Pommerat déclare lui-même : « C’est une trame qui s’est transmise de conteur à conteur, d’individu à individu. Dans mon rapport à ces histoires, j’ai commencé à les réécrire avant de les relire. Je veux les retransmettre sans le souci de fidélité. […] Ces histoires sont davantage mues par le désir de faire sortir quelque chose qui habite à l’intérieur, qui produit de l’imaginaire et du plaisir, mais qui peut aussi être encombrant. On transmet ces contes pour s’en débarrasser un peu, pour faire le vide en soi (6). »

Cette conception du conte comme matière brute à s’approprier peut se rapprocher de la manière dont Pommerat conçoit plus largement le langage verbal, comme ensemble de mots investis de sens variables et en ce sens définis comme « des objets flottants, infidèles, prêts à se fondre dans des significations parfois contradictoires (7) ».

Christophe Mollier-Sabet et Marie-Cécile Ouakil (8) racontent le travail qu’ils ont mené avec des élèves de terminale L dans le cadre de l’enseignement de spécialité théâtre et d’une collaboration avec le TNP de Villeurbanne.

Le but était de faire expérimenter aux élèves l’ambiguïté des mots, à partir du théâtre de Pommerat : trois mots-répliques issus de Cendrillon (« Ici », « Cendrier », « D’accord ») sont distribués à un trio d’élèves qui doivent, en les utilisant, s’approprier les rôles de trois personnages (Cendrillon et ses sœurs). Trois autres répliques (« Ça suffit », « Tais-toi », « D’accord ») peuvent, elles, donner lieu à des interactions différentes, de tel personnage à tel autre (la belle-mère à Cendrillon) ou à un troisième (la belle-mère à son mari). La portée de mots identiques diffère selon la nature de la relation et la situation d’énonciation.

Les mots sont donc un outil de communication indispensable, mais aussi un objet d’interprétations et, souvent, de malentendus. C’est un des thèmes centraux de la réécriture de Cendrillon par Joël Pommerat. Dès la première scène est posé ce qui constituera l’enjeu majeur de la pièce : « Les mots sont très utiles, mais ils peuvent aussi être très dangereux. Surtout si on les comprend de travers. Certains mots ont plusieurs sens. D’autres se ressemblent tellement qu’on peut les confondre. C’est pas si simple d’écouter » (Cendrillon, p. 9).

Le malentendu est inscrit dans la situation initiale de la pièce, à travers les derniers mots que souffle sa mère à l’héroïne. Ces paroles vont animer celle-ci dans les moments difficiles mais aussi, d’une certaine manière, lui faire craindre sans cesse d’être une mauvaise fille, et, partant, ralentir le travail de deuil dont la pièce marque l’accomplissement.

Pinocchio offre une autre possibilité de réflexion sur la parole donnée et la promesse. Loin de tout manichéisme, Pommerat invite à considérer l’ambivalence des mots et des personnes. Il fait percevoir la nécessité d’ajuster son comportement aux situations et donc d’analyser celles-ci. La parole peut être trompeuse : les escrocs manipulent Pinocchio par de fausses promesses, qui l’amènent à faire naïvement ce qu’il n’aurait pas dû faire, et à raconter ce qu’il aurait mieux fait de taire. La ruse peut aussi, parfois, être salvatrice. La parole vraie sur soi est au contraire ce qui fonde le lien filial qui parvient à se créer à la fin de la pièce.

Pinocchio de Joël Pommerat, réédité dans la collection « Babel ».

Cendrillon est une pièce sur le langage, mais aussi sur le lien familial, la perte et le deuil. La pièce de Pommerat donne à la mort de la mère une place centrale, qu’elle n’a pas dans la version de Perrault, dominante en France, mais que Pommerat emprunte au conte tel qu’il est raconté par les frères Grimm (on pourra sensibiliser les élèves à ces différentes versions). Dans un entretien qu’il a accordé à Christian Longchamp pour le théâtre de la Monnaie à Bruxelles, le metteur en scène revient sur ce choix, qu’il présente comme « un angle de vue éclair(ant) les choses d’une nouvelle lumière ». « Je me suis intéressé particulièrement à cette histoire quand je me suis rendu compte que tout partait du deuil, de la mort (la mort de la mère de Cendrillon). À partir de ce moment, j’ai compris des choses qui m’échappaient complètement auparavant. J’avais en mémoire des traces de Cendrillon version Perrault ou du film de Walt Disney qui en est issu : une Cendrillon beaucoup plus moderne, beaucoup moins violente, et assez morale d’un point de vue chrétien. C’est la question de la mort qui m’a donné envie de raconter cette histoire, non pas pour effaroucher les enfants, mais parce que je trouvais que cet angle de vue éclairait les choses d’une nouvelle lumière. Pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire d’amour idéalisée. Mais plutôt une histoire qui parle du désir au sens large : le désir de vie, opposé à son absence. C’est peut-être aussi parce que comme enfant j’aurais aimé qu’on me parle de la mort qu’aujourd’hui je trouve intéressant d’essayer d’en parler aux enfants. »

 

Mais Cendrillon est surtout, comme Pinocchio et le Petit Chaperon rouge, un récit initiatique. Dans les trois cas, l’héroïne ou le héros éponyme est appelé à grandir, à sortir de la place qu’il avait initialement, à traverser des épreuves, et surtout à faire l’expérience du rapport à l’autre, de l’ambiguïté, et de la nécessité d’analyser les situations. Pinocchio permet aussi une réflexion sur le désir et le plaisir, le travail et l’école, la contrainte et la liberté.

Le théâtre de Pommerat permet ainsi ce pas de côté par lequel on peut revenir sur ce qu’on vit, en particulier dans le cadre des relations familiales, mais aussi plus généralement dans ses relations aux autres. « Le théâtre permet de regarder des choses violentes sans souffrir comme on souffre dans la vie », selon les propos de l’auteur dans un entretien accordé à Jérôme Minonzio et Marielle Hubert pour Informations sociales (9).

Les contes de Pommerat sont aussi des récits d’émancipation. Au terme du parcours, et, symboliquement, en sortant du monstre marin dans lequel il s’est trouvé enfermé avec son père, Pinocchio s’affirme comme sujet, dans le respect du projet paternel, mais aussi en le dépassant : « Je voulais te dire papounet quelque chose d’important, je vais pas être exactement comme tu voudras, je vais être encore mieux » (Pinocchio, p. 77).


Ressources audio-visuelles

Extraits des pièces en ligne
Documents sur Joël Pommerat
Rencontres avec l’auteur
DVD

Les DVD sont disponibles à la vente ici (avec les droits de projection dans le cadre scolaire) :

Bibliographie 

Toutes les pièces de Joël Pommerat sont éditées par Actes Sud-Papiers en grand format et rééditées dans la collection de livres de poche « Babel ».

Pour aller plus loin

Bonne-Dulibine, Chantal, et Grosjean, Bernard, Coups de théâtre en classe entière au collège et au lycée, Champigny, SCEREN-CRDP de l’Académie de Créteil, 2004.

Boudier, Marion, Avec Joël Pommerat : un monde complexe, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015.

Gayot, Joëlle, et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles. Entretiens, Arles, Actes Sud, 2009.

Tackels, Bruno, Les écritures de plateau :état des lieux, Besançon, Les Solitaires intempestifs, « Essais », 2015.


Notes :
(1) Gayot, Joëlle, et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles. Entretiens, Arles, Actes Sud, 2009, p. 19. (revenir au texte)
(2) Voir les entretiens avec le compositeur de la musique de Cendrillon et avec le créateur vidéo de la pièce. (revenir au texte)
(3) On pourra chercher des exemples de mises en scène de Cendrillon et interroger l’articulation du texte, de la mise en scène, de la lumière, de la musique, etc. Sur le texte de Pommerat, Philippe Boesmans a composé un opéra, créé pour le festival d’Aix-en-Provence de 2017 et édité en CD par le label Cypres en février 2018. (revenir au texte)
(4) Bernanoce, Marie, « L’album-théâtre ? Un genre en cours de constitution », in Hélène Gondran et Jean-François Massol (dir.), Les Cahiers de Lire écrire à l’école, numéro « Textes et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants », CRDP de Grenoble, 2007, p. 121-135 ; Bernanoce, Marie, « “L’album-théâtre” : typologie et questions posées à sa lecture », in Christiane Connan-Pintado, Florence Gaiotti et Bernadette Poulou (dir.), Modernités, n° 28, « L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ? », Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009. (revenir au texte)
(5) Bernanoce, Marie, « Place et nature des adaptations de contes dans le répertoire de théâtre pour la jeunesse : questions posées aux esthétiques théâtrales contemporaines », Revue d’histoire du théâtre, n° 1 et 2, 2012, p. 171-180 ; lire en ligne. (revenir au texte)
(6) Entretien de Joël Pommerat pour l’émission « Hors champ » du 30 décembre 2015 sur France Culture. (revenir au texte)
(7) Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes-Sud Papiers, collection « Apprendre », p. 20. (revenir au texte)
(8) Mollier-Sabet, Christophe, et Marie-Cécile Ouakil, « “Une histoire d’il y a très longtemps”, aujourd’hui… Cendrillon de Joël Pommerat au programme de l’enseignement de spécialité théâtre du lycée Saint-Exupéry à Lyon », Agôn : Revue des arts de la scène, hors série 2, 2014 ; lire en ligne. (revenir au texte)
(9) Joël Pommerat, Jérôme Minonzio, et Marielle Hubert, « « Le théâtre permet de regarder des choses violentes sans souffrir comme on souffre dans la vie » », Informations sociales, n°190, 2015, p. 101‑105 ; lire en ligne. (revenir au texte)

Faites-nous part de votre avis :

Votre avis sera transmis directement à l’équipe d’auteurs.
Votre adresse email ne sera pas publiée sur le site.
Les champs obligatoires sont indiqués par *