Littérature jeunesse : de bonnes raisons de lire Watership Down

Littérature au collège - 22 mars 2017 par Marie-Hélène Dumaître

Watership Down de Richard Adams est sorti en 1972 en Grande-Bretagne et a depuis lors conquis des générations de lecteurs, « cinquante millions » d’après l’éditeur bordelais Monsieur Toussaint Louverture qui, avec la réédition dans une traduction entièrement revue et corrigée du roman, cherche à lui gagner le public français qui l’a longtemps méconnu. Voici un gros ouvrage de quelque cinq cents pages, un des premiers succès de la « pop-culture » s’inspirant tant de la culture savante que des contes et légendes populaires, et passionnant les enfants comme les adultes.

Mais qu’a donc de si particulier cette « épique publication », comme l’annonce avec humour l’éditeur ?

 

  1. Une quête épique… et lapinesque

Une cité est menacée de destruction : un individu, Fyveer – voyant, devin ou prophète – le prédit mais nul ne le croit. Sauf son frère Hazel qui décide quelques autres à fuir pour survivre et se mettre en quête de la terre entrevue dans les visions de Fyveer, où ils pourront fonder une nouvelle cité… Voici « L’exode » et « Sur la colline », les deux premières parties de Watership Down, prolongées par deux autres : « Effrefa » raconte les luttes que doivent mener les héros contre une autre cité, et « Hazel-shâ », la victoire que remporte Hazel, l’établissement définitif de son autorité et de la paix. Évidemment on pense aux grandes épopées antiques ou bibliques : Hazel est un autre Moïse, ou un nouvel Énée guidant son peuple, ou encore Ulysse tâchant de ramener ses compatriotes à bon port puis de reconquérir sa légitimité.

Est-ce une énième « héroïc fantasy » recyclant les vieux mythes et le schéma de la quête ? Non, car l’histoire se déroule dans notre monde, à notre époque, dans un bout de campagne anglaise et ses héros en sont… des lapins de garenne affrontant des dangers à leur mesure : comment traverser un bois, comment échapper aux prédateurs, comment creuser des terriers, comment trouver des hases pour prospérer ?

Une parodie alors ? Pas davantage, car l’effet de réduction n’amoindrit en rien le sérieux ni l’intérêt des aventures, pas plus qu’il ne diminue les qualités des personnages : se risquer sur une petite rivière réclame autant de courage qu’affronter la mer et le récit de l’exploit est aussi palpitant que celui d’Ulysse échappant à Charybde et Scylla.

Alors, un conte pour enfants ? Certes, ces petits lapins anthropomorphisés nous ramènent à un imaginaire enfantin. Cependant il n’y a rien de mièvre dans le caractère des personnages, les épreuves qu’ils affrontent sont à l’occasion cruelles et violentes, et le récit dans son ensemble offre matière à réflexions anthropologiques, morales ou politiques. Ajoutons que chacun des cinquante chapitres que contient le roman s’orne d’un exergue, empruntant des citations à la Bible ou à des auteurs aussi variés qu’Eschyle, Shakespeare, Xénophon, Yeats ou Tennyson, Dostoïevski, Auden, mais encore, de façon plus inattendue, Napoléon, un prospectus de la Compagnie des mers du Sud…

 

  1. Une fable… réaliste

Des contes traditionnels aux Contes du chat perché, du Roman de Renart aux Fables de La Fontaine ou à La Ferme des animaux, le recours à la fiction animalière nous est familier pour parler des hommes, qu’on peigne leurs caractères, leurs mœurs, leur société ou leur politique.

Mais Watership Down est une fable bien différente.

Tout d’abord, les lapins de ce roman, bien qu’ils parlent et pensent, sont vraiment des lapins. Le narrateur les décrit à la façon d’un éthologue, en particulier lorsqu’il évoque leurs mœurs sociales : organisation des groupes, répartition des rôles entre mâles dominants et mâles dominés, entre mâles et femelles. On apprend par exemple que ce sont les hases qui creusent les terriers ou qu’une situation de stress les empêche de procréer et aboutit même à la résorption des embryons dont elles sont porteuses. Manifestement, l’auteur est fin connaisseur de la nature et des animaux, mais il n’oublie pas de faire de ses lapins de véritables personnages. Il est particulièrement habile dans la façon de conjuguer, pour expliquer leur comportement, deux sortes de motivation : l’une, morale et psychologique, relève de l’analyse de la psyché humaine, l’autre en revanche se veut cohérente avec le champ des perceptions, besoins, craintes ou désirs de l’animal.

Mieux encore : l’auteur écrit de façon à susciter l’impression, chez le lecteur, de percevoir le monde comme le ferait un lapin. C’est une question de champ de vision – ce qui se trouve au ras du sol ayant beaucoup plus d’importance naturellement – mais aussi d’ouïe, d’odorat, de toucher : tous nos sens sont ainsi sollicités, et la nature, observée et décrite avec une précision scrupuleuse et poétique à la fois. Si les phénomènes célestes sont assez peu évoqués, c’est d’une part que l’horizon d’un lapin n’est pas le même que celui d’un homme, d’autre part que du ciel il n’a pas grand-chose à attendre, en bien ou en mal, si ce n’est, parfois, la menace d’un rapace… De ce fait, les obstacles que doivent surmonter les héros, tout dérisoires qu’ils nous paraîtraient autrement, nous les mesurons de leur point de vue et nous ressentons avec eux le danger obscur qu’ils représentent. L’auteur accomplit ainsi le mariage original du réalisme miniaturiste et du grandissement épique, qu’on a pu voir au cinéma ou dans certains films d’animation, mais rarement en littérature.

 

  1. De vrais lapins… et de véritables héros

Les lapins de Watership Down demeurent vraisemblables tout en devenant des héros pleinement… humains ! Expliquons le paradoxe. S’ils surmontent les épreuves et accomplissent des exploits, c’est grâce aux seules ressources physiques de leur espèce, avec les comportements génétiquement transmis ou certains autres que l’expérience leur a permis d’acquérir – les animaux, comme on le sait, étant dans une certaine mesure capables d’apprentissage : voilà pour la vraisemblance. Mais par là-même, les vertus humaines dont l’auteur les dote – l’astuce, le courage, la persévérance, l’énergie, l’intelligence, la solidarité – en ressortent singulièrement grandies : en quelque sorte, voici figurés par ces lapins ce que seraient des hommes réduits à leurs seules ressources naturelles, sans l’aide d’aucune technologie, pour affronter un monde encore inconnu…

Chacun des lapins, par ailleurs, a son propre caractère nettement dessiné, comme il en irait pour un être humain : Bigwig est énergique, combatif, mais parfois irréfléchi, Rubus est perspicace et inventif, Pipkyn est petit et faible mais sa loyauté est sans faille et sa reconnaissance envers Hazel lui insuffle le courage qui lui manque… Dans Watership Down, tous les personnages sont porteurs de qualités, chacun, à sa mesure, se montre capable de gestes héroïques, en son temps et son heure.

Ainsi les lapins de Watership Down sont-ils moins des équivalents animaliers des hommes, comme dans les fables habituelles, que des exemples, voire des modèles pour eux, au même titre que les héros traditionnels. Mais, las, les êtres humains ne sont pas, ou plus des « bêtes » : « Les bêtes ne se comportent pas comme les hommes. S’il faut se battre, elles se battent ; s’il faut tuer, elles tuent. Elles ne passent pas leur temps à inventer des moyens d’empoisonner l’existence des autres créatures, ou de leur faire du mal. Elles sont tout entières faites de bestialité et de dignité. »

 

  1. De la fantaisie au mythe

L’effet obtenu par le réalisme descriptif évoqué plus haut est, paradoxalement encore, de réenchanter un monde prosaïque, transformant en royaume imaginaire une portion de campagne anglaise du Hampshire, entre Sandleford et les collines de Watership Down, avec ses contours si familiers (bosquets, rivières, champs clôturés, fermes, petites routes, ligne de chemin de fer… ), mais se métamorphosant, grâce au décalage du point de vue, en espace indéterminé ouvert sur l’inconnu.

Ce royaume est peuplé de différentes espèces d’animaux, sauvages ou domestiques, qui, quoiqu’ils partagent un langage commun (une sorte de langue véhiculaire), ont chacun leur propre idiome. Soulignons le talent de l’auteur pour l’invention verbale suggestive. Ainsi les lapins cèdent-ils, à l’heure de « krik-zé » à la somnolence, ou, le soir, au plaisir d’aller « farfaler » dans les champs paisibles : et l’on s’étonne de n’avoir songé plus tôt à ces termes pour évoquer la torpeur de midi, et, au crépuscule, les gambades, le festin délicat d’herbes encore gorgées de la chaleur du jour et humides de rosée vespérale !

Mais ce qui donne vraiment l’impression au lecteur de pénétrer dans un autre monde que le sien, c’est que les lapins ont aussi leurs propres proverbes, leur propre cosmogonie, leurs propres cycles de mythes, leur propre conception du monde et du rapport entre les diverses espèces qui peuplent la terre. En outre, on observe des variations dans ce « fond commun » à la gent lapine, selon les diverses « cultures » : car on croise dans Watership Down plusieurs sociétés lapines.

Cette représentation du monde et ces légendes sont dévoilées au fur et à mesure, à travers les dialogues des personnages ou les explications opportunes du narrateur, mais aussi par de charmants récits enchâssés dans lesquels il délègue la parole à ses personnages. Car certains parmi eux sont poètes et conteurs : le soir, pour rêver, se rassurer ou s’en inspirer, on narre les aventures de Shraavilshâ, légendaire Maître Lapin de jadis, à la fois brave, sage et diablement rusé, sorte de Prométhée ou d’Ulysse, en tout cas un modèle à méditer pour qui veut s’extirper des situations difficiles que l’ordre du monde réserve à la gent lapine. Sur elle pèse l’antique malédiction du Dieu-Soleil : « La Terre tout entière sera ton ennemie, Prince-aux-mille-ennemis, chaque fois qu’ils t’attraperont, ils te tueront. Mais d’abord, ils devront t’attraper… toi qui creuses, toi qui écoutes, toi qui cours, prince prompt à donner l’alerte. Sois ruse et malice, et ton peuple ne sera jamais exterminé. »

Richard Adams a donc créé un monde cohérent, doté de son propre imaginaire, et en ce sens encore, l’œuvre dépasse la fable : elle crée un univers fictif que l’imagination du lecteur peut investir.

 

  1. Un petit traité… de politique

Enfin, l’un des aspects les plus intéressants de ce curieux roman est la matière qu’il offre à la réflexion sociale et politique.

Quatre garennes, quatre sociétés, quatre régimes politiques. La première, celle que notre bande de lapins se résout à quitter parce qu’elle est menacée par la catastrophe qu’annonce Fyveer – en fait la destruction de la garenne et le gazage des lapins pour des travaux immobiliers –, constitue une sorte de monarchie parlementaire, fondée sur une société d’ordres. La deuxième est un faux paradis : l’opulence et la paix y règnent, tous biens trompeurs car marchandés au prix de la vie. Il s’agit en effet d’une garenne « protégée » par les hommes : absence de « vilous » (ainsi sont nommés les ennemis des lapins), nourriture à profusion, mais de temps à autre, un ou plusieurs individus disparaissent. Sortes de Lotophages, ces lapins au beau poil soyeux transforment la mélancolie qui les ronge en adoration passive de la mort. La troisième, Effrefa, est un véritable enfer : une dictature militaire, quasiment totalitaire, fondée sur le culte d’un chef à l’énergie exceptionnelle, le redoutable général Stachys. La quatrième enfin, celle que fondent Hazel et ses compagnons, ressemble plutôt à une démocratie égalitaire, en tout cas à une société utopique où les talents de chaque individu s’épanouiraient pour le plus grand bonheur de tous.

Mais les analyses les plus fines concernent la façon dont, dans chaque société, le pouvoir se maintient, s’acquiert ou s’impose, et comment il est tantôt convoité, tantôt vécu comme une responsabilité à assumer. Quant à l’analyse du fonctionnement d’un groupe composé de personnalités diverses, sans liens sociaux codifiés ni préétablis, aux équilibres mouvants, l’auteur excelle à l’illustrer par son histoire : comment Hazel prend peu à peu la mesure du rôle qui lui est échu d’abord par hasard, comment son leadership, en l’absence de toute supériorité physique, et sans jamais user de contrainte, s’affirme et acquiert sa légitimité aux yeux de tous.

 

  1. Et pour finir… un beau travail éditorial

Il serait dommage de passer sous silence la belle édition proposée par Monsieur Toussaint Louverture. Une traduction entièrement revue et corrigée, et surtout une couverture qui réunit toutes les qualités : accrocheuse par son graphisme esthétique et suggestif, elle traduit à merveille l’ambiance de l’histoire, parfois inquiétante, et le point de vue que privilégie le narrateur sur le monde, celui des lapins.

Sur la quatrième de couverture, l’éditeur donne le ton : voici une « épique publication » dont il souligne la dimension allégorique par le choix d’un extrait significatif, celui de la malédiction pesant sur la gent lapine : « La terre tout entière sera ton ennemie. Chaque fois qu’ils t’attraperont, ils te tueront. Mais d’abord, ils devront t’attraper…»

On relèvera l’humour qui préside, en pages internes, à la présentation de l’ouvrage. De quoi donner un aperçu aux élèves de tout ce que requiert un travail éditorial ! Auteur, traducteur, illustrateur, éditeurs et assistants d’édition, diffuseur et distributeur, commerciaux, tous sont explicitement nommés. En fin d’ouvrage, les précisions habituelles sur le nombre de pages, le papier, l’imprimeur… sont à la fois minutieuses – jusqu’aux diverses polices de caractères –, et divertissantes : la couverture est ainsi « en Brossulin de 360 grammes trempé d’encres qui ne sèchent qu’aux doux rayons du soleil, puis gaufré car la vie n’est que reliefs et sensations ».

 


Watership Down sur le net

Le site de l’éditeur mérite qu’on s’y promène. Il propose autour de Watership Down un dossier de qualité : vous saurez tout sur l’auteur, sur la genèse de Waterhip Down, sur ses adaptations cinématographiques, théâtrales, télévisuelles, sur les interprétations qu’on peut en faire…

http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/Livres/WatershipDown/WatershipDown_RichardAdams_index.html

 

Et on trouvera sur le site de France Inter des extraits du roman lus par Guillaume Galienne !

 

Watership Down au CDI du collège

On l’aura compris, je recommande avec enthousiasme cette lecture à tous. Elle me semble accessible aux bons lecteurs dès la cinquième, mais réjouira également des lecteurs plus âgés. En raison de la longueur de l’œuvre, il ne peut s’agir que d’une lecture personnelle. Précisons aussi qu’à cause de son coût, il est préférable de faire acheter le livre par le CDI.

 

Watership Down et le programme de Français

Certains thèmes de l’œuvre se rattachent sans conteste aux entrées des programmes du collège : l’aventure, les personnages héroïques, la confrontation des valeurs, individu et pouvoir…

Le genre hybride du roman, fable, quête épique, apologue, conte… peut également donner lieu en classe de 3e à des comparaisons intéressantes avec d’autres œuvres étudiées en classe et présentes dans le manuel, utilisant le détour animalier à des fins plus nettement satiriques (La Fontaine, Restif de la Bretonne, Orwell).

Enfin on peut s’amuser à confronter certaines pages de Watership Down avec des extraits de films et films d’animation comme Microcosmos : le peuple de l’herbe, Chicken Run, FourmiZ, ou encore Minuscule : la vallée des fourmis perdues (liste non exhaustive), pour sensibiliser à des aspects variés de la création artistique en général : le rapport au réel, les procédés d’amplification épique, du comique et de la satire, le rôle du point de vue…

 

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