Par Fabrice Sanchez
« Nous avons oublié qu’il y a plus de poètes obscurs que de clairs. »
René Char, cité par Paul Veyne dans René Char en ses poèmes (1990).
Les professeurs de français l’oublient parfois et, s’ils étudient volontiers les Feuillets d’Hypnos, ils en retiennent surtout le fragment 128, le récit du sauvetage du jeune maçon par le village, ou quelques fulgurances telles que le célèbre : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » Certes, quelques sentences peuvent déconcerter des élèves de troisième : « L’homme qui ne voit qu’une source ne connaît qu’un orage » ou « C’est quand tu es ivre de chagrin que tu n’as plus du chagrin que le cristal ». Pourtant, même s’il se disait « étrusque » ou « byzantin », René Char n’est pas ce poète hermétique et entortillé, tout juste bon à fournir aux ministres des citations pour les séances à l’Assemblée.
Il ne faut pas contourner l’obscurité du poète, mais s’y confronter. Nous proposons ainsi de commencer l’étude du recueil par la lecture des fragments 17 à 27, par exemple. Le professeur peut demander à ses élèves de les paraphraser, d’expliquer ce qu’ils comprennent, de tenter quelques hypothèses. Les résultats seront sans doute maigres. Les élèves pourront alors parcourir le recueil pendant quelques minutes, choisir quelques fragments qui les interpellent et en proposer une interprétation. Le texte semblera encore étrange et, à bien des égards, incompréhensible. On ne devra pas, dans ce premier temps, atténuer le mystère, mais bien remarquer avec la classe qu’en effet, « on n’y comprend rien ».
Au bout d’une vingtaine de minutes, il sera peut-être temps d’offrir une clé à cette serrure. La première page du recueil nous l’offre : la date 1943-1944. Des élèves de troisième l’associeront immédiatement à la Seconde Guerre mondiale et à la Résistance. Ils reliront alors les fragments 17 à 27 et, seuls ou en groupes, munis de cette clé, tenteront de dissiper les mystères. Ainsi, quand le poète évoque un « amer avenir », il pense à celui de la France ; le « bal parmi les rosiers » évoque sans doute les manœuvres, subtiles et dangereuses, gracieuses aussi, des résistants ; « les chiens » « beaux » et « enragés » sont ses compagnons d’armes, etc.
On pourrait même envisager, pour quelques minutes ou lors d’une séance entière, un concours d’élucidation de fragments. Les Feuillets d’Hypnos sont touffus et parfois déconcertants : la simple référence à la Résistance guidera les hypothèses, canalisera le sens et permettra à la classe de ne pas se perdre dans le maquis du texte.
À la fin de la séance, et selon les réactions et les propositions de la classe, on notera une problématique telle que : « Un poète peut-il être résistant ? » ou « Une poésie obscure permet-elle de résister ? »
On pourra aussi expliquer brièvement le rôle héroïque du « Capitaine Alexandre » ou d’« Hypnos » pendant la Seconde Guerre mondiale, montrer à la classe des photographies de René Char, en dandy, en maquisard ou, accompagné de Picasso, en chef indien : le poète aimait à la fois les sciences occultes et les fêtes foraines.
La séquence, pourvue d’une problématique et de quelques éléments de contexte, est lancée. Le travail pourra se poursuivre de cent manières différentes :
- par des lectures analytiques (le fragment 141, les fragments 146 à 149) ou par l’analyse comparée des fragments 14 et 138, qui fera apparaître la figure du résistant dans toute sa complexité : responsable et insouciant, autoritaire et indifférent, généreux et brutal ;
- par des recherches sur Hypnos, la furor et les mystères, antiques ou chrétiens, qui permettront d’expliquer le titre des livres (Feuillets d’Hypnos a été recueilli plus tard dans Fureur et mystère) ;
- par la confrontation entre le fragment 178 et Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme) de Georges de La Tour ;
- par un cours sur les figures de style. Les élèves tenteront notamment de trouver, derrière « la fleur hideuse » qui « tourne ses pétales noirs », la croix gammée ;
- en écrivant « à la manière de » René Char : le professeur pourra distribuer aux élèves des pages de roman (d’aventure, notamment). En condensant à l’extrême le propos et en éliminant toute redondance, ils proposeront à leur tour des aphorismes éblouissants ;
- à l’inverse, les élèves choisissent un fragment qui a retenu leur attention, le dilatent et l’augmentent pour aboutir à un récit de résistance ;
- par des récitations ou des mises en voix de fragments choisis par les élèves.
« Interdiction de vous occuper de ce poème », disait René Char aux exégètes un peu curieux. C’est pourtant en les dépliant, en les récitant, en les malmenant parfois que l’on s’extrait, par moments, de l’obscurité des poèmes. Les succès seront peut-être brefs, ou rares ; quelques phrases s’éclaireront, d’autres resteront noyées dans l’ombre. Peu importe : « Seules importent les vérités aperçues en un éclair, tout le reste est curiosité. »
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